Mon Dossier De Presse - Martine PAGÈS

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Martine Pagès est la gagnante du concours de nouvelles organisée par Patrick Poivre d'Arvor.
Pour vous, fidèles internautes, le texte "Feu Vert" dans son intégralité. Chapitre 4

Stéphanie ODEON - le 19/06/2007 - 18h10

 

Feu Vert

Chapitre 4

Je ne veux pas voir l'état de tes jambes. Trop tôt. On partage le même avis, on ne lèvera pas le voile sur les dégâts. Tu as meilleure mine. Sûrement l'effet des flatteries du médecin de nuit et les relations érotiques que le souvenir de ma peau t'a inspiré en y jouant des notes en pensées, des bécarres, des dièses, des octaves entiers, je t'engage à encore jouer de moi et t'autorise à utiliser ma poitrine comme partition. Je t'embrasse, te hume, tu fleures la lavande, note dominante de ton après-rasage. Je crache par terre avec beaucoup de distinction pour valider ma promesse : je ne te demande pas si c'est l'infirmière aux gros nichons qui t'a mis du " sent bon ". La jalousie est un défaut qui m'est totalement étranger à partir d'aujourd'hui. Mais ne me dis pas que c'est un homme qui a fait ta toilette matinale, je sais lire dans ton rictus que le personnel en question portait une jupe et des talons.

Je vais te parler mathématiques. Attention, je suis une littéraire, moi, j'ai besoin de ton esprit logique et cartésien, il va falloir couper des " choses " dans d'égales proportions.

Voilà, je réclame un peu de douleur. A vrai dire, j'en voudrais cinquante cinquante. Et aussi de ta tristesse. Je veux vivre la même. Pas pour qu'on soit deux dépressifs survivants, non, je veux seulement t'alléger d'une partie de son poids. On peut aussi faire le système du troc, cinquante grammes de joie contre cinquante grammes de désespoir. Emballé, c'est pesé, tu ne discutes pas quand je te parle affaires, c'est moi la marchande. Au fait, çà se calcule en grammes ou en litres, les sensations, oh, s'il-te-plait, aide-moi à faire la conversion.

Bon, on pourrait aussi répartir les heures d'insomnie et les plages de terreur. Je propose de prendre à ma charge la tranche quatre heures/ huit heures. Tu t'endors tranquille après ton repas du soir, tu amorces les mauvais rêves que tu veux, voire les pires, j'offre la garantie de prendre le relais à trois heures-cinquante neuf et de gérer les monstres, démons et malins à ma façon. Je crois à la toute puissance d'une certaine famille d'elfes et de lutins. Tes sorcières pourront toujours s'aligner, je connais des licornes, montées par des farfadets dont c'est le métier de neutraliser et de sanctionner les vermines. Le diable qui te mine se fera minuscule et rendra les armes devant l'autorité de ma police montée. On est d'accord, je veille la première partie de la nuit, j'en profiterai pour étaler sur notre couche conjugale tous les magazines que tu menaçais de jeter, ceux qui traitaient d'adultère ou recueillaient les témoignages de femmes qui menaient des doubles vies sous le nez candide de leurs maris.

Quant aux journaux à scandales, j'en fais un enfer personnel. Tu rédiges tes réponses de ta propre plume, et moi je prends à mon compte le financement et l'organisation du dépôt d'ordures à leurs sièges, quelques incendies d'imprimeries involontaires et la peine à encourir, pour le dépôt de plaintes pour les insultes que j'aurais proférées à l'endroit de quelques hôtesses d'accueil m'interdisant l'accès aux salles de rédactions des usines à torchons.

Je veux prendre ta douleur, comme dans la chanson. Te rendre l'usage de tes jambes par la seule imposition des mains et quelques incantations. Réciter des mantras, recourir au Oui-ja, frayer avec les marabouts, leur voler des ficelles, en appeler aux éléments du feu, invoquer la présence des Archanges, pratiquer la théurgie et piquer des dagydes. Je te veux debout, mon ange, pour me porter, il te faut tous tes membres. Je te mettrais bien dans le tambour d'une machine à laver pour te redonner l'aspect du neuf et tes couleurs d'origines.

Tu souris. Tu dis que tu prends le mal pour mon bien. Tu dis Je suis robuste et résistant, qu'on pourrait même alourdir ton dos de tracas, pour peu que ce soient les miens. Tu en ferais les tiens. Tu me veux légère et enjouée, sereine et confiante. Tu me rappelles le discours du jour où tu as passé une bague à mon doigt : " le meilleur et le pire, te dis-je, j'assume le pire et attends de toi le meilleur, qu'il soit à l'avenant des jours passés ensemble. Voila le programme que je te propose, il est sans appel, n'ouvre aucune négociation et n'appelle aucune réponse. Je veux qu'à mon retour chez moi, à pied ou motorisé, je retrouve ma moitié épousée belle et rayonnante, réjouie par ma présence, je veux une moitié entière ! "

Christophe se meurt. Peut-être qu'il m'a trop parlé, je l'ai épuisé ! Tracé plat, j'ameute la terre entière. Est-ce pour donner un aperçu du paradis et de la tenue vestimentaire des anges que les infirmiers sont tous vêtus de blanc ? La piqueuse à gros nibards fédère tout l'établissement, je la remercie. Mais la vitesse de ces mouvements, son degré d'implication dans cette histoire de lavande froide révèlent la vérité sur l'identité de la toiletteuse.

Sur le piano à queue, il y a quelques feuilles en désordre. Je peux faire la traduction, sans en assurer la précision, du contenu de certaines. Je lis des noires, et des blanches, des dièses comme l'icône au bas de mon téléphone portable, quelques croches. Certaines sont doubles, d'autre sont rayées, reste à savoir si c'est un code, une erreur, ou si la rayure s'inscrit dans le langage musical. Elles sont accrochées comme du linge à sécher sur une portée à l'évidence tracée par Christophe à la règle. Je saurai le solfège dans l'année. Les bémols et la cadence, le rythme et les accords, les mineurs, les majeurs, les voix de tête et celles de gorge.

J'achèterai un métronome et le silence de mes voisins de palier, en échange de leur indulgence quand je répéterai ton Opéra à point d'heure. Je serai soprano, j'engagerai des basses, un rasta aux percussions, des surdoués du violon, des maitres de contrebasse, une voix de ténor que je débaucherai du barreau. On jouera ta partition à la virgule près, on marquera bien le silence et les pauses, on sera signé à l'Opéra Garnier, à celui de la Bastille, on briguera l'international, une tournée mondiale, les recettes seront versées au profit de la recherche, et tu marcheras droit, dans ta liquette à fleurs, l'Ange Gabriel et son frère Peter à tes bras. Vous pencherez votre tête au-dessus de la planète, Tiens, on joue mon Opéra, sûrement la moitié de moi. Alors on ne fera qu'un, on se retrouvera, unis contre vents et marées. Pour le meilleur...

Martine Pagès


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